Par M. l'Abbé Francesco Ricossa
Sodalitium, N. 44 Édition Française, www.sodalitium.eu, Juillet 1997.
EtudesAntimodernistes.fr, avec ajout d'une numérotation, Janvier 2017.
Réponse à l'article « Les filles de Lot » de l'abbé Belmont.
Au mois de février un article intitulé Les filles de Lot a été publié par la revue Les deux étendards ; le titre en est un peu énigmatique et pourrait induire en erreur : s’agit-il d’un commentaire de l’Écriture Sainte ? Mais le sous-titre indique clairement au lecteur le sujet que l’auteur entend traiter : Un avis sur la ‘voie épiscopale’, autrement dit cette “voie épiscopale” prise par ceux qui considèrent comme légitimes, de nos jours, des consécrations épiscopales sans mandat romain. L’auteur, l’abbé Hervé Belmont (nous le désignerons dorénavant par la lettre initiale B.) est
un prêtre docte et pieux ; ordonné par Mgr Lefebvre en 1978, il a quitté la Fraternité saint Pie X en 1980 à cause de sa position sur la situation actuelle de l’autorité dans l’Église (comme nous, il soutient la thèse dite de Cassiciacum proposée par le Père Guérard des Lauriers) ; il dirige actuellement une école pour garçons (Cours St Jean-Baptiste, 27 Casquit, 33490 Saint-Maixant) ainsi qu’une revue (Les deux étendards, précisément). Plusieurs fois nous avons manifesté l’estime en laquelle nous tenons B., et je profite de l’occasion pour redire l’excellente opinion que j’ai de lui comme prêtre et comme théologien. Cependant tout le monde sait que nos positions divergent sur certains points, le principal étant justement celui qui est traité dans cet article intitulé Les filles de Lot. Sodalitium a déjà exprimé plusieurs fois sa position sur ce sujet ; je rappelle au lecteur, entre autres, l’étude de Mgr Guérard des Lauriers, Consacrer des Évêques (Sodalitium n° 16, pp. 16-27, 1988 déjà publiée dans Sous la Bannière, suppl. au n° 3, jan.-fév. 1986) et l’un de mes articles, Le débat sur l’épiscopat dans lequel je réfutais déjà les positions de B. (n°28, pp. 3 à 7). Substantiellement, l’article de B. n’avance aucun nouvel argument à l’appui de sa position, aussi suffirait-il de renvoyer le lecteur aux articles cités ci-dessus ; étant donné cependant qu’ils ont été publiés respectivement en 1988 et en 1992, il m’a paru nécessaire de revenir sur le sujet et de répondre encore une fois aux thèses de notre confrère. Pour ce faire, il me semble opportun de rappeler d’abord au lecteur l’objet du débat.
I. Les consécrations épiscopales sans mandat romain.
Apparemment, l’article traite de la licéité ou illicéité de consécrations épiscopales sans “mandat romain”, autrement dit sans l’approbation du Pape. En réalité, la question doit être précisée, sous peine d’être tout à fait superflue. En effet, du moins selon la discipline actuelle, la consécration épiscopale sans mandat romain est clairement illicite : la consécration épiscopale - dit le canon 953 du Code de droit canon - est réservée au pontife romain, de sorte qu’il n’est permis à aucun évêque de consacrer quelqu’un évêque, sans qu’il ait d’abord connaissance du mandat apostolique l’y autorisant. Là se terminerait donc la discussion ; au maximum pourrait-on y ajouter la monition sur les peines prévues par le code de droit canon pour des consécrations illégitimes de ce genre. Par conséquent, si la situation dans l’Église était normale, il n’existerait aucun débat à propos de la licéité d’une consécration épiscopale sans mandat romain. Mais la situation dans l’Église catholique depuis le concile Vatican II n’est plus du tout normale…
II. La situation actuelle de la hiérarchie dans l’Église.
Le concile Vatican II (1962-1965) et la réforme liturgique corollaire (avec son point culminant, le nouveau rite de la Messe de 1969), ont en effet créé dans l’Église une situation inédite. Les documents du concile Vatican II sont quasiment tous plus ou moins en opposition avec l’enseignement infaillible et irréformable de l’Église catholique ; d’autre part les nouveaux rites sacramentels ont été créés ex novo en rupture complète avec la tradition liturgique de l’Église (Joseph Ratzinger l’a rappelé lui-même récemment) et n’expriment plus suffisamment la foi catholique en matière sacramentelle telle qu’elle a été définie par le concile de Trente, comme l’ont déclaré avec autorité les cardinaux Ottaviani et Bacci à propos du nouveau rite de la Messe.
Et pourtant, tant le concile Vatican II que la réforme liturgique ont été promulgués apparemment par l’autorité suprême de l’Église, en l’occurrence Paul VI. Or, il est impossible que les erreurs de Vatican II et les scandales du nouveau missel proviennent de l’Église catholique et d’un véritable successeur de Saint Pierre et Vicaire du Christ. B. et les prêtres de l’Institut Mater Boni Consilii concordent pleinement sur ce point et soutiennent la vacance (formelle, non matérielle) du Siège Apostolique, dont le début date au moins de 1965, se fondant sur les données de la thèse de Cassiciacum élaborée par le théologien dominicain M.L. Guérard des Lauriers.
Telle est donc la situation (crise sans précédent qu’ait jamais eu à traverser l’Église) après le concile Vatican II : pour ce qui est du pouvoir de juridiction, il continue seulement matériellement (Jean-Paul II et les Évêques en communion avec lui sont privés, en acte, de toute autorité de gouvernement) ; quant au pouvoir d’ordre, du fait de la réforme liturgique, il risque de s’éteindre. En effet, si les nouveaux rites n’ont pas été réellement promulgués par l’Église, mais seulement apparemment (Paul VI n’était pas formellement Pape), l’Église n’en garantit pas la bonté ni même la validité. Dans le cadre de cet article, nous devons l’affirmer plus particulièrement pour la sainte Messe et le sacrement de l’Ordre. La validité de la Messe célébrée selon le nouveau missel de Paul VI doit être niée, du moins de fait. Pour le même motif, nous devons nier la validité du sacrement de l’Ordre selon les nouveaux rites, et particulièrement celle de la consécration épiscopale. En d’autres termes, dans le rite latin du moins, le saint sacrifice de la Messe risque, humainement parlant, l’extinction, tout comme sont menacés d’extinction l’épiscopat et le sacerdoce, et avec eux l’administration de presque tous les sacrements. Une situation de ce genre pourrait amener, s’il était possible (absit), à la fin de l’Église elle-même et à la fin de la religion catholique. Ces précisions, un peu occultées par B. dans son article, étaient indispensables pour bien comprendre le problème que nous devons résoudre : c’est-à-dire la licéité ou non, dans la situation actuelle, de consacrer des Évêques, non certes contre la volonté du Pape, mais sans son assentiment, pour la bonne, l’excellente raison que, vue la vacance du siège, il n’y a pas actuellement (et ce depuis plus de trente ans) de Pape légitime qui puisse donner son assentiment et son mandat à ces consécrations.
III. Les consécrations épiscopales dans les rangs des catholiques qui ont refusé Vatican II et la réforme liturgique.
Comme chacun sait, la question n’est pas seulement théorique et abstraite, elle est éminemment pratique, tragiquement pratique même, si j’ose dire. Du concile à la réforme de la Messe (1965-1969), il y a eu de fait coexistence des opposants aux hérésies de Vatican II et de ses partisans. Puis la réforme de la Messe a rendu (providentiellement) impossible cette coexistence ; tous les jours au moment de célébrer la Messe, un prêtre se trouvait face à un choix inéluctable. Mgr
Lefebvre avec le séminaire d’Ecône et Mgr de Castro Mayer dans le diocèse de Campos tentèrent de continuer la célébration de la Messe et de transmettre le sacerdoce à la manière “légale”. L’expérience échoua à cause de l’opposition de Paul VI. La reconnaissance “canonique” de son séminaire fut refusée à Mgr Lefebvre; puis Mgr de Castro Mayer dut démissionner de son diocèse : la célébration de la Messe et tout le ministère apostolique étaient déclarés “illégaux” par les “autorités” de Vatican II. Dans son article (p. 17) B. déclare approuver cette décision pourtant grave que fut la transmission du sacerdoce au-dehors et même contre toute règle canonique, et il se vante même d’avoir conseillé à Mgr de Castro Mayer, qui hésitait, de s’engager sur cette route illégale. Mais il désapprouve le pas qui a suivi : bien conscients de ne pas être immortels, certains Évêques catholiques ne se sont pas limités à transmettre le sacerdoce, ils ont également conféré l’épiscopat, en vue de sauvegarder la transmission du sacerdoce après leur mort. Déjà durant “l’été chaud” de 1976 le Père Guérard des Lauriers o.p. avait conseillé à Mgr Lefebvre (mais en vain) de procéder à des consécrations épiscopales. Entre-temps, la question de l’autorité de Paul VI et de Jean-Paul II divisait les catholiques; les partisans de la vacance du siège apostolique, dorénavant séparés de Mgr Lefebvre, ne pouvaient plus faire référence à la Fraternité Saint Pie X. C’est ainsi qu’en 1981 Mgr Thuc, ancien archevêque de Hué, consacrait d’abord le Père dominicain M.L. Guérard des Lauriers, puis les prêtres diocésains mexicains Zamora et Carmona, aucun d’eux ne reconnaissant Jean-Paul II comme Pontife légitime. Puis, en 1988, tout en reconnaissant la légitimité de Jean-Paul II, Mgr Lefebvre et Mgr de Castro Mayer consacraient quatre évêques. Enfin, en 1993, Mgr Alfredo Mendez, ancien évêque d’Arecibo (Portorico), consacrait le prêtre américain C. Kelly.
L’article de B. ne concerne donc pas une question purement spéculative : il implique une condamnation de ce qui a été fait depuis 1981 par de nombreux Évêques et prêtres qui se sont opposés aux hérésies de Vatican II. Cette condamnation s’appuie sur des motifs doctrinaux et prudentiels : sont-ils fondés ou non ?
IV. L’article de l’abbé Belmont.
L’article que je suis en train de commenter ne présente, je l’ai déjà dit, aucun caractère particulier de nouveauté. Après une brève introduction (p. 17), l’auteur présente une rétrospective qui embrasse tout ce qu’il a écrit sur cette question dans les 15 dernières années (pp. 18-22). Suivent un “complément doctrinal” (p. 23) et les réponses à quelques questions (pp. 23-24) où brille par son absence l’objection que Sodalitium oppose désormais depuis de nombreuses années aux arguments de B. ; cette objection je la présenterai ici encore une fois. Enfin, une conclusion (pp. 24-25) explique le titre de l’article de B : les tenants des consécrations épiscopales sont à comparer aux malheureuses filles de Lot, lesquelles, après la destruction de Sodome, croyant, à tort, le monde entier détruit, enivrèrent leur père pour dormir avec lui et donner au monde une descendance nouvelle bien qu’incestueuse; digitus Dei non est hic : le doigt de Dieu n’est pas dans cette histoire de consécrations, commente B., achevant d’épouvanter ses lecteurs ignorants de la théologie catholique sur l’épiscopat et de les convaincre de fuir des consécrations “incestueuses” et “sacrilèges”.
Rien de nouveau, alors, dans l’article de B.? Presque. En relisant tout ce que B. a écrit ces dernières années sur la question, on s’aperçoit que des deux motifs (doctrinal et prudentiel) c’est le premier qui l’emporte toujours d’avantage : les consécrations doivent être évitées bien plus pour leur “impossibilité [doctrinale]” que pour leur “gravité [prudentielle]”. Il s’ensuit un durcissement du jugement de B. : les consécrations épiscopales sont “un attentat (...) à la constitution même de l’Église” : “qu’on le veuille ou non, un sacre épiscopal est donc l’instauration d’une hiérarchie ; et si ce sacre n’a pas été effectué par ordre pontifical, il est création d’une nouvelle hiérarchie, autre que celle de l’Église catholique” (p. 23). B. n’emploie pas le terme, mais il désigne la chose : ces consécrations impliquent un schisme (que peut bien être le fait de créer une nouvelle hiérarchie non catholique, sinon un schisme ?). Mais comment B. justifie-t-il une position aussi rigoureuse ? Il sait bien que des conséquences de ces questions dépend “le salut éternel des uns et des autres” (p. 17): en une matière aussi grave a-t-il donné la bonne solution ?
V. La thèse de l’abbé Belmont…
Je pourrais analyser longuement l’exposition de la doctrine catholique sur l’épiscopat que fait B. de la p. 19 à la p. 21 : dans cette exposition il prétend démontrer la thèse qu’il énonce solennellement et clairement à la p. 23 ; je préfère réfuter directement la conclusion de tout son raisonnement, qui représente en même temps la poutre maîtresse de sa position : si elle régit cette thèse, elle soutient toute la construction ; si elle s’avère fausse, tout le reste s’écroule misérablement.
B. admet (p. 23, note 7) qu’“il peut être parfois permis de passer outre à une loi positive, mais à des conditions bien précises : que ce soit effectivement une loi positive (car on ne peut jamais contrevenir à la loi naturelle), que le cas dans lequel on se trouve n’ait pas été prévu par le législateur, que le recours à l’Autorité soit impossible, que le bien à obtenir ou le mal à éviter soit en proportion avec la gravité de la loi, qu’il n’y ait pas de scandale du prochain. C’est la vertu d’épikie, partie subjective de la justice, qui entre alors en jeu [cf. saint Thomas, Somme Théologique, II-II, Q. CXX)]”. Selon lui, dans notre cas, l’application de l’épikie n’est pas possible parce qu’il manque la première condition : “accéder à l’épiscopat en dehors de la juridiction de l’Église est donc un attentat, non simplement à la législation de l’Église, mais à la constitution même de l’Église : cela n’est donc jamais admissible. L’épikie ne peut jamais s’exercer contre la nature des choses : cela est vrai dans tout l’ordre naturel, mais bien plus encore en ce qui concerne la nature surnaturelle de l’Église” (p. 23). Or, selon B., une consécration épiscopale sans mandat romain, même durant la vacance (formelle) du Siège apostolique, va contre la nature même de l’épiscopat et la constitution divine de l’Église. Et pourquoi ? Parce que (et c’est en cela, écoutez bien, que consiste l’erreur fondamentale de B.), selon B., “l’épiscopat est essentiellement hiérarchique, nous l’avons dit, montré, répété. Par son sacre épiscopal, l’évêque est membre de l’Église enseignante, il participe à la régence du Corps mystique, il exerce une juridiction, dont les déterminations et l’application appartiennent au Pape” (p. 23). Voilà la clé de la thèse de B., thèse absolument fausse comme je vais le démontrer, car elle est contraire au magistère même de l’Église. Par contre elle ne l’est pas à celui de Vatican II…
VI. ... est enseignée par Vatican II…
“Par la même consécration épiscopale, les Évêques, outre l’office de sanctifier, reçoivent également l’office d’enseigner et l’office de gouverner, lesquels cependant, par leur nature, ne peuvent être exercés que dans la communion hiérarchique avec le Chef et les membres du Collège” : ainsi s’exprime le canon 375 § 2 du nouveau code de droit canon “promulgué” par Jean-Paul II le 25 janvier 1983. Il affirme que le pouvoir de juridiction (“l’office de gouverner”) et celui de magistère, qui fait que l’Évêque appartient à l’Église enseignante (“l’office d’enseigner”), sont reçus “avec la consécration épiscopale elle-même”. Or, qu’affirme B. ? Exactement la même chose : “Par son sacre épiscopal” (“Par la consécration épiscopale même” dit Jean-Paul II) l’Évêque “est membre de l’Église enseignante” (“reçoivent également l’office d’enseigner”), “participe à la régence du Corps Mystique, exerce une juridiction” (a “l’office de gouverner”) ; quant à l’exercice de ces pouvoirs, il est limité par le Pape, pour B., et par le Collège épiscopal avec son Chef (le Pape) pour Jean-Paul II. A part la collégialité, la doctrine est la même!
D’où la doctrine de B. et de Jean-Paul II tirent-elles leur origine ? Du concile Vatican II. Au n° 21 de la constitution dogmatique Lumen gentium (dans lequel le concile enseigne la sacramentalité de l’épiscopat) on peut lire : “La consécration épiscopale, en même temps que la charge de sanctification, confère aussi [outre la plénitude du sacrement de l’ordre] des charges d’enseigner et de gouverner, lesquelles cependant, de par leur nature, ne peuvent s’exercer que dans
la communion hiérarchique avec le chef du collège et ses membres”. Or, il est clair que B., Jean-Paul II et Paul VI sont pleinement d’accord sur ce point : c’est la consécration épiscopale qui confère à l’Évêque le pouvoir de juridiction.
Étant établi le fait que la doctrine sur l’épiscopat qui pousse B. à s’opposer aux consécrations épiscopales vient de Vatican II comme source immédiate, nous pouvons et devons nous demander si, du moins sur ce point, Vatican II a repris la doctrine traditionnelle de l’Église. B. accompagne son exposé de citations précises de saint Thomas et du concile de Trente, en sorte que le lecteur pense que sa doctrine provient directement de ces sources limpides. Est-ce vrai ? Quelle est, au-delà de Vatican II, l’origine de la thèse selon laquelle, par la consécration épiscopale, l’Évêque reçoit le pouvoir de juridiction directement de Dieu ?
VII. ... soutenue par les Gallicans…
Je suis désolé de le dire, mais les ancêtres de cette thèse ne sont pas tous très recommandables! Le père jésuite H. Montrouzier a fait un excellent exposé historique et théologique de la question dans une série d’articles publiés par la Revue des sciences ecclésiastiques : en marchant sur ses pas nous pouvons parcourir à nouveau les vicissitudes de la thèse qui nous intéresse. C’est au cours de la 23ème session du concile de Trente que les Évêques espagnols demandèrent que soit définie la doctrine selon laquelle les évêques sont institués par Jésus-Christ car leur juridiction vient immédiatement de Dieu : ils entendaient mettre ainsi en relief la dignité de l’épiscopat, niée par les protestants. Le Père Laynez, général des jésuites et courageux opposant de cette thèse, nous raconte le déroulement de cette discussion durant le concile tridentin. La demande des espagnols (et d’une partie des français, arrivés ensuite au concile) fut rejetée, et de plus le canon 8 laissait entendre la doctrine opposée enseignant que les Évêques auctoritate Romani Pontificis assumuntur “son institués par l’autorité du Souverain Pontife” (D. 968). La question demeura cependant librement discutée, jusqu’à ce que “la juridiction de droit divin des Évêques” devienne le cheval de bataille des Gallicans, et d’autres encore, comme nous allons le voir. Sous la protection de l’Empereur Joseph II, les trois électeurs ecclésiastiques de l’Empire, les archevêques de Mayence, de Cologne et de Trèves, ainsi que l’archevêque de Salzbourg, organisèrent, à Ems (Allemagne), un conciliabule contre les prérogatives du Saint-Siège, le 25 août 1786. Les quatre Évêques “s’appuyaient sur la divine juridiction que Jésus-Christ lui-même leur avait conférée dans l’acte de leur consécration”. En 1802, l’archevêque de Narbonne et 13 autres Évêques français, se fondant eux aussi sur la thèse gallicane de la juridiction épiscopale dérivant de la consécration (et non du Pape) refusaient le concordat et leur destitution, provoquant ainsi le schisme de la Petite Église. Durant le concile de Vatican I Mgr Maret et les autres Évêques libéraux et gallicans reprirent cet argument en faveur de leur position. La thèse soutenue par Vatican II et par B. a donc des ancêtres plus que suspects : c’est elle - et non la thèse opposée - qui a favorisé, au moins dans deux cas - le schisme contre Rome. Cependant, cette thèse que B. fait passer pour certaine bien quelle n’ait été défendue que par un petit nombre de théologiens dans le passé, est-elle du moins soutenable sans aller contre le magistère ordinaire de l’Église ?
VIII. ... elle est constamment démentie par le magistère de l’Église!
Selon l’Enciclopedia Cattolica : “Certains considèrent que l’épiscopat étant de droit divin (cf. can. 108 § 3), le pouvoir des Évêques leur vient de l’ordination épiscopale même [et c’est la thèse de B., n.d.a.]. Il est une doctrine plus commune, et exprimée maintenant clairement dans le magistère ordinaire de l’Église, celle selon laquelle le Souverain Pontife est la source de tout pouvoir de juridiction dans l’Église ; Batiffol (Cathedra Petri, pp. 95-103) a démontré que l’idée remonte très loin en arrière dans la tradition”. A son tour le Père Zapelena et le Père Montrouzier citent en faveur de cette doctrine (la juridiction des Évêques ne vient pas directement de Dieu avec la consécration épiscopale, mais par un intermédiaire, l’intermédiaire du Pape) l’autorité des Pères (parmi lesquels deux Souverains Pontifes : saint Innocent Ier et saint Léon le Grand), des scolastiques (saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin, saint Albert le Grand, Alexandre de Halès, Scot, Durand...) et de nombreux autres auteurs, même français et orientaux. Mais pourquoi s’attarder avec les théologiens et les canonistes, si Rome a parlé ? Je ne citerai pas les Pontifes plus anciens, passant directement à l’époque moderne.
Pie VI dans le Bref Deessemus du 16 septembre 1788, rappelait à l’Évêque rebelle de Mottola, Etienne Cortez [alias Ortiz], que la dignité épiscopale “dépend immédiatement de Dieu quant au pouvoir d’ordre, et du Siège apostolique quant au pouvoir de juridiction”. C’est encore cette même doctrine qu’enseigne le Pape Braschi dans le Responsio super Nunciaturis du 14 novembre 1790 écrit en réponse au conciliabule d’Ems, ainsi que dans la Constitution Caritas du 13
avril 1791. A Eybel, un canoniste qui partageait les idées schismatiques de Fébronius et qui soutenait qu’“il y avait mensonge à représenter le Pape comme conférant aux évêques leur autorité en la même façon que lui reçoit la sienne de Dieu, c’est-à-dire immédiatement”, Pie VI rappelle la vraie doctrine : c’est par le Pape que “les Évêques eux-mêmes reçoivent leur autorité, comme lui-même a reçu de Dieu la puissance suprême” (Bref Super Soliditate Petræ du 28 nov. 1786 ; Denz. 1500 et E.P. 24)28. L’Enciclopedia Cattolica, à l’endroit cité, allègue à l’appui de notre position Vatican I lui-même : “De là [de Rome] viennent à tous les droits de la vénérable communion (saint Ambroise)” et le card. Ottaviani cite Benoît XIV (De Syn. dioec., I, c. 4, n. II) qui ne parle cependant ici qu’en tant que docteur privé, et Léon XIII (enc. Satis cognitum, 29 juin 1896). Mais
il est temps de passer à la doctrine encore plus explicite et détaillée de Pie XII.
Il existe trois documents au moins du Pape Pacelli à ce propos : l’importantissime encyclique Mystici corporis du 29 juin 1943, l’encyclique Ad Sinarum gentem du 7 octobre 1954 et l’encyclique Ad Apostolorum principis du 29 juin 1958. Il s’agit d’encycliques importantes : la première dans l’absolu, car elle traite de l’Église comme Corps mystique du Christ, et les deux autres relativement à notre sujet, car elles concernent justement des consécrations épiscopales sans mandat romain (faites sur la volonté du gouvernement communiste chinois en 1958). Étant donné que dans Ad apostolorum principis Pie XII reprend aussi les deux autres encycliques, je me contenterai d’une seule citation de ce document pontifical. «La juridiction - répète Pie XII - ne parvient aux évêques que par l’intermédiaire du Souverain Pontife, comme nous le disions dans Notre Encyclique Mystici corporis : “Les Évêques… en ce qui concerne leur propre diocèse, chacun en vrai pasteur, fait paître et gouverne au nom du Christ le troupeau qui lui est assigné. Pourtant dans leur gouvernement ils ne sont pas pleinement indépendants, mais ils sont soumis à l’autorité légitime du Pontife romain, et s’ils jouissent du pouvoir ordinaire de juridiction, ce pouvoir leur est immédiatement communiqué par le Souverain Pontife” [AAS 35 (1943), pp. 211-212]. Nous avons rappelé cet enseignement dans la Lettre encyclique à vous destinée Ad Sinarum gentem : “Le pouvoir de juridiction, qui est conféré directement au Souverain Pontife par le droit divin, les évêques le reçoivent du même droit, mais seulement à travers le successeur de saint Pierre...” [AAS 47 (1955), p. 9]». Donc par trois fois au moins, Pie XII enseigne que la juridiction de l’Évêque vient de Dieu par l’intermédiaire du Pape et non par l’intermédiaire de la consécration épiscopale, comme l’affirment à l’inverse B. et Vatican II. Pie XII distingue clairement le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction dans l’Évêque, ainsi que l’origine différente de ces pouvoirs ; relisons dans son contexte le passage d’Ad Sinarum gentem cité plus haut : “C’est par sa volonté divine, certes, que les fidèles se répartissent en deux classes : le clergé et les laïques, par sa volonté qu’est établi un double pouvoir sacré : d’ordre et de juridiction. En outre - et cela est également d’institution divine - on accède au pouvoir d’ordre qui constitue la hiérarchie composée d’évêques, de prêtres et de ministres, par la réception du sacrement de l’Ordre. Quant au pouvoir de juridiction, le droit divin lui-même le confère directement au Souverain Pontife, et il vient du même droit aux évêques, mais seulement par le successeur de Pierre...”. Pie XII donne par conséquent catégoriquement le démenti à la thèse de B. et de Vatican II sur laquelle B. fonde toute son argumentation, et il la démentit en déclarant qu’il en est ainsi parce que “divinement établi”!. On ne s’étonne plus alors que les commissions préparatoires au Concile Vatican II aient prévu, dans leurs schémas, de proposer aussi cette doctrine comme appartenant au magistère conciliaire solennel : c’est ce que firent la commission sur les Évêques et celle pour les Églises orientales. Nous le savons, le Concile ne se contenta pas de ne pas reprendre cette doctrine, il la contredit carrément ; mais ceci est une autre question. Aussi, mon examen de l’écrit de B. pourrait-il se terminer par cette conclusion : Roma locuta, causa finita. La thèse de B. est fausse, c’est ce que démontre le magistère de l’Église : les conséquences qu’il prétend déduire de ce faux prémisse ne peuvent être qu’erronées et infondées. Toutefois il me semble opportun d’ajouter d’autres explications.
IX. Commentaire des textes du magistère.
Les textes du magistère que j’ai cités me permettent d’exposer la doctrine sur l’épiscopat, du moins pour ce qui concerne l’objet du débat, d’une manière bien différente de ce qu’a fait B. dans son article ; je renvoie à ce propos à ce que j’ai déjà écrit dans Sodalitium (n° 28, p. 4), et je m’excuse de devoir me répéter.
“D’institution divine la sacrée hiérarchie en tant que fondée sur le pouvoir d’ordre se compose des évêques, des prêtres et des ministres ; en tant que fondée sur le pouvoir de juridiction, elle comprend le pontificat suprême et l’épiscopat subordonné” (can. 108 § 3). Par conséquent “le pouvoir ecclésiastique”, comme l’écrivent Mgr Parente et Mgr Piolanti “se divise en pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction”. Dans les deux, figurent à des titres divers les Évêques qui unissent ainsi en eux-mêmes les deux pouvoirs. Cependant, “les deux hiérarchies, bien qu’unies dans une étroite relation, sont réellement distinctes”. J’écrivais en 1992 : “ce qui est normalement uni (en mutuelle relation) mais réellement distinct peut, dans des cas exceptionnels, être exceptionnellement séparé” ; c’est ce qui se vérifie dans l’épiscopat. “Les Évêques, par la consécration (...) sont élevés au sommet du sacerdoce chrétien (...) en vertu duquel ils sont revêtus de la plénitude du pouvoir d’ordre, qui implique le pouvoir de confirmer et d’ordonner (cf. Conc. Trid., sess. 23, can. 6-7, DB 966-967). Le pouvoir de juridiction, en revanche, comprenant la double faculté d’enseigner et de gouverner, leur est transmis avec la missio canonica, laquelle est un acte juridique qui, directement ou indirectement, émane du Pape...”36.
X. Conséquences : l’“épiscopat diminué” n’est pas un “cercle carré” mais une chose exceptionnellement possible.
Jusque-là, au risque de me répéter continuellement, j’ai démontré combien est fausse l’assertion que fait B. à la page 23 : “Par son sacre épiscopal, l’évêque est membre de l’Église enseignante, il participe à la régence du Corps mystique, il exerce une juridiction, dont les déterminations et l’application appartiennent au Pape”. Cette thèse est fausse, puisqu’elle est niée par le magistère ordinaire de l’Église (Pie VI, Pie XII). Cette thèse est fausse (confirmatur) puisqu’elle est soutenue par les ennemis de l’Église (même s’ils ne sont pas seuls à la soutenir) : Gallicans, Fébroniens, Jansénistes, catholiques libéraux et Vatican II. Et cette thèse est fausse parce qu’elle ignore (volontairement?) la distinction réelle dans l’Évêque entre pouvoir d’ordre (par lequel l’Évêque confirme, ordonne les prêtres, etc...) et pouvoir de juridiction (par lequel l’Évêque gouverne et enseigne comme membre de l’Église enseignante et membre de la hiérarchie de juridiction), distinction réelle qui est prouvée aussi par la diversité d’origine immédiate des deux pouvoirs de l’Évêque : la consécration épiscopale, pour le pouvoir d’ordre, et la mission canonique pour le pouvoir de juridiction qui lui est accordé (directement ou indirectement, explicitement ou implicitement) par le Pape.
De cette incapacité à saisir une distinction pourtant si évidente et documentée, découle l’incapacité d’accepter le concept d’“épiscopat diminué” exprimé par Mgr Guérard des Lauriers. Par ce terme, le regretté théologien dominicain désignait l’épiscopat transmis, dans la situation actuelle de l’autorité dans l’Église, sans le mandat pontifical. Cet épiscopat est “diminué” parce qu’il n’est doté, par la consécration épiscopale valide mais également licite dans la situation actuelle, que de la plénitude du pouvoir d’ordre pour confirmer et pour ordonner de nouveaux prêtres, alors que, du fait de la privation même de l’Autorité dans l’Église, il est privé du pouvoir de juridiction (et de magistère authentique) qui vient seulement du Pape. Il est clair qu’il s’agit là d’une situation anormale, due à la situation anormale que vit l’Église ; mais elle est licite, étant donnée la distinction réelle des deux pouvoirs dans l’Évêque.
Au contraire, pour B. (p. 20) “on ne peut concevoir un épiscopat limité qu’il serait légitime de transmettre parce qu’il ne comporterait que les pouvoirs d’ordre (confirmation, ordination, etc.) mais serait privé de sa relation royale au Corps mystique. Une telle notion est un cercle carré [une absurdité, une contradiction dans les termes, n.d.a.], car c’est précisément cette relation qui est le constitutif de l’épiscopat (inadéquatement considéré) et le fondement de tous les pouvoirs propres à
l’Évêque. Et donc un sacre sans mandat apostolique serait l’usurpation d’une fonction hiérarchique princière dans l’Église”. Dans cette phrase, B. pose un principe et en déduit (“donc”) une conclusion. Le principe est erroné, comme nous l’avons démontré, à cause du défaut de compréhension d’une distinction enseignée par le magistère. La conclusion est donc fausse, ou pour le moins non démontrée, puisqu’elle s’appuie sur un principe faux.
A notre conclusion, je peux apporter deux confirmations (confirmatur) : le canon 2370 du code de droit canon de Benoît XV et l’existence, pas seulement théorique mais de fait, d’un épiscopat “diminué” considéré par tout le monde comme légitime.
XI. Le canon 2370
Pour B., une consécration sans mandat pontifical, comporte l’“usurpation d’une fonction hiérarchique” (p. 20), la négation, “dans les actes” de la “structure hiérarchique [de l’Église] divinement établie” (p. 21), la “création d’une nouvelle hiérarchie autre que celle de l’Église catholique” (p. 23) : en d’autres termes elle comporte un schisme (“création d’une autre hiérarchie”, “usurpation”, etc.) fondé sur une pratique qui implique une hérésie (négation, au moins dans les faits, de la divine constitution de l’Église hiérarchique). Gravissime conséquence que ne tire pourtant pas le code de droit canon : encore une fois l’Église donne le démenti à B.!
“Pour la validité [de la consécration épiscopale] le ministre doit être avant tout validement sacré (c’est-à-dire qu’il ne suffit pas qu’il soit simplement élu) ; par contre la validité subsiste si l’Évêque est hérétique, déposé, dégradé, irrégulier ou simoniaque (pas cependant s’il est luthérien ou anglican) parce que la valeur de l’Ordination ne dépend pas de la bonté ou de la foi du ministre, mais uniquement du pouvoir l’Ordre. Il est cependant interdit sous peine de la suspense a divinis, de
se laisser sacrer par de tels évêques et qui l’a fait en bonne foi doit s’abstenir de l’exercice de l’Ordre jusqu’à ce qu’il en ait été autorisé (can. 2372)”. Le canon 2372 concerne de façon générique, tous ceux qui reçoivent les Ordres (dont le sacre) d’un Évêque en situation irrégulière ; le canon 2370 traite explicitement de la consécration épiscopale reçue irrégulièrement (sans mandat) même d’un Évêque en situation régulière : “L’Évêque consacrant un autre évêque, contrairement au canon 953, ses assistants évêques ou prêtres, et l’évêque consacré sont suspens ipso iure de plein droit, tant que le Siège apostolique ne les aura pas dispensés”. Comme on peut voir, en aucun de ces deux cas il n’est parlé de schisme : le simple fait d’avoir reçu les Ordres d’un ministre non catholique (can. 2372), ou la consécration sans mandat romain (can. 2370) ne justifie pas cette grave conclusion. Comme contre-preuve on peut constater que le canon 2370 (ainsi que le can. 2372) se trouve au titre XVI du livre V du code, dédié aux “délits [commis] dans la collation ou la réception des Saints Ordres ou des autres sacrements”, tandis que les délits qui comportent un schisme se trouvent au titre XI (“des délits contre la foi et l’unité de l’Église”). La peine prévue par le code de droit canon pour une consécration épiscopale sans mandat romain (la suspense a divinis) était donc la même que celle appliquée pour l’ordination d’un prêtre sans les lettres dimissoires (can. 2373) ou pour le fait de se faire ordonner sans les lettres dimissoires (can. 2374), c’est-à-dire pour ce “délit” que “commit” Mgr Lefebvre en ordonnant B. et l’auteur de cet article! On voit donc que, même canoniquement, entre l’ordination de prêtres et la consécration d’Évêques en violation du droit canon il n’y a pas de différence essentielle, mais seulement de degré, contrairement à ce qu’affirme continuellement B. (p. 18, p. 20 IV 2, etc.). A ce que j’écris on pourra objecter que sous Pie XII la peine prévue pour une consécration épiscopale sans mandat a été alourdie (excommunication specialissimo modo réservée au Siège Apostolique). Il est à noter cependant que cela n’implique pas une mutation de doctrine sur la nature d’un délit mais seulement une aggravation de la sanction due à des circonstances bien précises (schisme chinois) dans lesquelles les Évêques n’étaient pas seulement consacrés illicitement mais s’arrogeaient schismatiquement une juridiction épiscopale dans des diocèses déterminés. Il demeure par conséquent prouvé que la thèse de B. est sans fondement non seulement théologiquement mais aussi canoniquement.
XII. Exemples de consécrations sans mandat considérées comme légitimes par l’Église.
Jusqu’ici j’ai démontré que le fondement doctrinal invoqué par B. pour nier la licéité de consécrations sans mandat romain (dans les cas exceptionnels où l’on peut appliquer l’épikie) est inexistant.
J’ai également expliqué pourquoi ces consécrations sont théologiquement possibles : parce qu’un “épiscopat diminué”, c’est-à-dire nanti du pouvoir d’ordre mais pas du pouvoir de juridiction, est théologiquement possible. Ceci présuppose que le pouvoir d’ordre et celui de juridiction de l’Évêque proviennent de deux causes prochaines diverses : Pie XII l’affirme, B. et Vatican II le nient. Maintenant une question se pose : y a-t-il eu, dans l’histoire de l’Église, des cas similaires à celui des consécrations dont nous sommes en train de parler (celles de Mgr Ngo-Dhin-Thuc de 1981)? Ne s’est-il jamais vu dans l’Église de cas d’“épiscopat diminué” non pas condamné mais accepté par l’Église ?
Cette question n’est pas essentielle mais accessoire. Pour ce que j’en sais, jamais jusqu’à ce jour une occupation prolongée materialiter mais non formaliter du Siège de Pierre n’avait existé ; et pourtant B. croit (à raison) que telle est actuellement la situation de l’Autorité dans l’Église! Normalement l’Évêque élu doit être consacré, et l’Évêque consacré doit exercer une juridiction ; il se pourrait que “l’épiscopat diminué” représente une exception tellement rare qu’il aura fallu nos jours si tourmentés pour lui voir faire sa première apparition dans l’histoire de l’Église...
Cependant je ne pense pas que le cas en question soit aussi rare qu’il le paraît ; ordre et juridiction, qui dans l’Évêque doivent normalement être unis, sont parfois manifestement et licitement séparés. Voyons-en quelques cas.
A) Évêques avec juridiction, mais sans pouvoir d’ordre.
Ce cas est tellement courant qu’il ne devrait même pas être nécessaire d’en parler! Tout Évêque a juridiction sur son diocèse dès l’instant où il a reçu du Saint-Siège l’institution ou collation canonique (can. 332 § 1). “La prise de possession par laquelle il [l’Évêque] commence l’exercice de la juridiction du diocèse ne comporte aucun rite liturgique” et peut être faite “même avant sa consécration”. L’Évêque est donc membre de l’Église enseignante et gouverne son diocèse avant même d’être consacré Évêque ; mais il est tenu à recevoir la consécration, s’il n’en est
pas légitimement empêché, dans les trois mois qui suivent sa nomination (can. 333). Cette vérité s’applique également au cas spécial de l’Évêque de Rome, c’est-à-dire au Pape, en tant qu’Évêque de Rome. B. lui-même, dans son très bel opuscule sur la thèse de Cassiciacum, L’exercice quotidien de la foi, cite Pie XII : “Si un laïc était élu pape, il ne pourrait accepter l’élection qu’à la condition d’être apte à recevoir l’ordination et disposé à se faire ordonner” et le Pape ajoute : “Le pouvoir d’enseigner et de gouverner ainsi que le charisme de l’infaillibilité, lui seraient accordés dès l’instant de son acceptation, même avant son ordination”. On ne peut mieux souligner et la distinction réelle des pouvoirs (d’ordre et de juridiction) et celle de leur origine prochaine, et le fait que dans l’Église en ordre ils doivent se trouver réunis en la même personne : le laïc élu Pape est totalement dépourvu du pouvoir d’ordre, et pourtant il jouit dès lors de la juridiction sur toute l’Église (c’est la distinction des pouvoirs : la juridiction ne vient pas de la consécration) à condition d’avoir l’intention de se faire ordonner (la hiérarchie est une, bien que divisée en pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction ; l’Évêque résidentiel doit les posséder toutes les deux).
B) Évêques avec pouvoir d’ordre, mais sans pouvoir de juridiction.
Ce cas apparaît moins évident, mais c’est justement celui dont nous devons démontrer l’existence légitime. Le Père Montrouzier se place devant la difficulté et la résout ainsi : “Jusqu’à présent les champions du droit divin [des Évêques] ont enseigné que la consécration épiscopale est la source de la juridiction de l’Évêque. En même temps que la grâce du sacrement coule sur lui, le nouvel évêque reçoit de Jésus-Christ la juridiction nécessaire pour commander aux fidèles. Voilà ce qu’ils disent. Par malheur, les faits ne cadrent point avec la théorie. Chaque jour nous voyons dans l’Église de simples prêtres exercer la juridiction épiscopale ; et réciproquement, il y a des Évêques très validement et légitimement consacrés qui sont destitués de toute juridiction. Le Vicaire capitulaire possède la pleine juridiction de l’Évêque ; l’Évêque titulaire ou in partibus ne jouit pas de plus de pouvoirs qu’un simple prêtre. Signe évident qu’entre la consécration épiscopale et la collation de la juridiction il n’existe point de connexion nécessaire. Bien plus, c’est un fait universellement reconnu, que l’Évêque élu peut légitimement exercer toute sa juridiction aussitôt qu’il a été préconisé par le Pape et qu’il a reçu ses bulles, fut-il simplement tonsuré. N’est-ce pas une preuve péremptoire que la juridiction se confère indépendamment de l’ordination (...)?”.
Si B. n’est pas satisfait de l’exemple cité par le Père Montrouzier (voir note 48) voyons ensemble un autre cas proposé par le même auteur et plus proche de celui des consécrations accomplies par Mgr Ngo-Dhin-Thuc. Le Père Montrouzier s’y intéresse pour réfuter la théorie soutenue aussi par B. : les Gallicans (Noël Alexandre par exemple, ainsi que les Évêques anticoncordataires) accordaient aux Évêques, comme corollaire de leur thèse, une “juridiction universelle” (comme celle que possède ordinairement le Pape) “en cas de nécessité extraordinaire”. “Noël Alexandre, par exemple, veut que, dans les temps de schisme ou de persécution, tout Évêque puisse en vertu de cette juridiction universelle, accourir au secours d’une Église désolée”. Le Père
Montrouzier, après avoir réfuté le principe et ses conséquences, ajoute cependant : “Voulons-nous dire pour cela que jamais, dans les temps de trouble et de persécution, l’Évêque ne puisse étendre sa sollicitude sur un troupeau abandonné sans défense à la fureur des loups ravisseurs? Nullement. Nous savons que l’histoire rapporte, en le louant, l’exemple de saint Eusèbe, évêque de Samosate, qui, pendant la persécution arienne, parcourait les Églises pour les pourvoir de prêtres et de pasteurs fidèles. Mais pour louer ce trait et d’autres du même genre, il n’est pas nécessaire de remonter à une prétendue concession [de juridiction universelle] qui n’exista jamais. Il suffit de dire qu’en vertu de la charité qui unit tous les membres de l’Église, les Évêques se doivent une mutuelle assistance, pour laquelle ils peuvent à bon droit présumer le consentement du Pontife romain, dans les cas de nécessité imprévue. Supposons qu’une subite invasion de l’ennemi menace les jours d’un ou plusieurs Vicaires apostoliques de quelque vaste chrétienté de l’Orient. Il nous paraît évident que les
Vicaires apostoliques dont les jours sont ainsi menaçés, peuvent et doivent sacrer bien vite au moins un Évêque, afin de pourvoir efficacement à la conservation de cette chrétienté. Mais de quel droit agiront-ils ? Sera-ce en vertu de la juridiction universelle conférée pour les cas extrêmes ? Non. Ils s’appuieront uniquement sur le consentement présumé du Pontife romain, dont en hommes sages ils interprètent les intentions”. Remarquons que pour les Gallicans comme pour les “ultramontains” il est évident qu’en cas de nécessité, on peut et l’on doit consacrer des Évêques sans mandat romain! La différence consiste en ceci : pour les Gallicans (tenants de la thèse de B.) l’Évêque qui consacre a la juridiction pour le faire, et les Évêques ainsi consacrés ont la juridiction reçue dans la consécration même, alors que pour le Père Montrouzier ces Évêques consacrés validement et licitement appliquant l’épikie n’ont cependant pas de juridiction (qui ne peut venir que de Rome), du moins jusqu’à ce que le Pape, ayant pris connaissance du fait, la lui accorde s’il le juge opportun.
Durant la persécution communiste dans la moitié de l’Europe et une bonne partie de l’Asie, de nombreux Évêques catholiques ont agi de cette façon. Privés de tout contact avec Rome, dans l’impossibilité de recevoir une aide concrète du Pape, ils ont créé une “Église clandestine”, ordonné des prêtres et consacré des Évêques en présumant du consentement du Vatican. Cette façon d’agir a occasionné un désordre inévitable et des abus, mais Rome n’a jamais accusé ces Évêques d’avoir institué une Église schismatique. Une fois terminée la persécution violente du communisme, dans un grand nombre de ces pays, ces Évêques consacrés clandestinement ont reçu une “juridiction” de “Rome”, ou bien ont reçu d’autres charges, si “Rome” ne les a pas jugés capables de gouverner un diocèse.
C) Application à notre cas.
Or, si cela était licite pour préserver la chrétienté dans un seul pays, est-ce que ça ne le sera pas pour préserver la chrétienté dans le monde entier ? Et si c’est licite en cas d’impossibilité de consulter le Pape régnant, n’est-ce pas licite, à plus forte raison, lorsque l’Église est affligée depuis plus de trente ans de la vacance (formelle) du Siège apostolique, vacance admise par B. lui-même ?
Il me semble donc pouvoir conclure que “l’épiscopat diminué” (c’est-à-dire privé de pouvoir de juridiction) a existé de façon licite dans le passé, et il n’y a pas là quadrature du cercle. Pour être licite dans la circonstance présente, il faut à mon avis poser les conditions suivantes :
Admettre que le Siège apostolique est vacant, et de ce fait qu’il n’y a aucun recours possible au Pape.
Se soumettre préventivement à toutes les décisions qu’un Pape légitime prendra à propos de ces consécrations (y compris le renoncement à exercer les pouvoirs épiscopaux).
Ne s’arroger aucun pouvoir de juridiction, qui ne peut venir que du Pape, mais recevoir seulement le pouvoir d’ordre, spécialement pour conférer la Confirmation et le sacrement de l’Ordre à qui en est digne.
Avoir une intention droite : la gloire de Dieu, le bien des âmes et de l’Église, la propagation de la vraie foi, la lutte contre l’hérésie, l’administration des sacrements avec le rite catholique non réformé.
Avoir des motifs graves pour conférer l’épiscopat ou pour le recevoir dignement, motifs dont la gravité doit être proportionnée au danger que ces consécrations sans mandat romain comportent par leur nature même.
Sans aucun doute parmi les consécrations qui ont eu lieu ces dernières années dans les rangs des opposants à Vatican II beaucoup ont été moralement illicites par défaut de certaines de ces conditions. Mgr Lefebvre, par exemple, avait reconnu Jean-Paul II comme Pape légitime, lequel lui
avait interdit explicitement de consacrer les quatre Évêques de la Fraternité sous peine de schisme et d’excommunication. Mgr Lefebvre ne pouvait pas appliquer l’épikie, qui prévoit l’impossibilité de consulter le Supérieur et la présomption de son accord. D’autres Évêques “sédévacantistes” s’arrogent abusivement la juridiction. D’autres sont des aventuriers dont l’orthodoxie est plus que douteuse. Mais abusum non tollit usum : les abus dus à l’anarchie tragique qui règne actuellement n’enlèvent pas, à qui veut agir droitement, le droit de recourir au ministère des Évêques qui par contre ont été sacrés validement et licitement.
XIII. L’aspect prudentiel : consécrations imprudentes et inopportunes ? B. exagère les inconvénients…
Dans les dernières considérations j’ai touché incidemment au problème de l’aspect prudentiel de ces consécrations. Je rappelle comment pour B., à juste titre, cet aspect est (toujours plus) secondaire par rapport à l’aspect doctrinal, d’autant plus qu’à son avis il est “une conséquence inéluctable de l’aspect théologique” (p. 24). Ayant démontré que l’aspect théologique est inexistant, je pourrais affirmer tranquillement que l’aspect prudentiel n’existe pas non plus. Cependant je ne suis pas de cet avis ; les consécrations épiscopales ont, c’est vrai, occasionné des inconvénients qu’il ne faut pas cacher, mais pas non plus exagérer.
Je ne fais donc aucune difficulté pour admettre que, de ce point de vue, B. est tout ce qu’il y a de plus libre de ne pas se laisser entraîner dans la “voie épiscopale”. Il s’agit de choix contingents et, par conséquent, susceptibles d’appréciations diverses. Donc si B. s’était limité à ne pas faire recours à tel ou tel Évêque et même à inviter à la prudence les tenants de la “voie épiscopale” et à en déplorer les abus, il aurait joué effectivement le rôle qu’il s’attribue lui-même, celui du “vieux bougon qui aura empêché deux ou trois imprudents d’aller trop vite ou trop loin” (p. 25). Hélas, B. n’a pas la même condescendance vis-à-vis de l’autre opinion, la condamnant sans atténuations tant sur le plan doctrinal que sur le plan pratique.
Ceci dit, voyons brièvement les motifs pour lesquels la “voie épiscopale” serait “périlleuse” (p. 25), et même “un péril redoutable en prudence” (p. 17). B. énumère ces motifs à la p. 24 : “Le foisonnement des sacres, l’esprit d’anarchie qui en a résulté, la difficulté de discerner qui est catholique et qui ne l’est pas, la perte du souci de l’Église universelle, les étranges doctrines qui circulent pour justifier les sacres, tout cela peut remplir l’esprit d’inquiétude et d’angoisse...”.
Je pourrais répondre à B. que les phénomènes qu’il vient de souligner sont en partie véridiques, mais qu’ils frappent malheureusement pour une grande part toute la phalange des catholiques qui s’opposent à Vatican II, sans aucune exception et, plus généralement, tous les catholiques. La faute de l’“esprit d’anarchie”, de la “difficulté de discerner qui est catholique et qui ne l’est pas”, des “étranges doctrines qui circulent”, n’est pas à attribuer aux consécrations épiscopales, mais à Vatican II et à la crise conséquente de l’Autorité dans l’Église : “je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées” (Mt 26, 31). Quant à l’“anarchie” (absence de chef), une personne malicieuse pourrait demander à B. (ou même à moi) : qui est votre supérieur ?B. est un prêtre “indépendant”, moi aussi. Il admettra que cette situation est tout à fait anormale dans l’Église, et peut même paraître contre la “structure de Sa vie hiérarchique et sacramentelle” (p. 24). En effet les prêtres “(...) aident [les Évêques], suivant leur office propre” (Pie XII, Ad sinarum gentem, Doc. Cath. année
1954, n° 1190, col. 9). Qui est l’Évêque de B.? Un des ministères les plus importants du prêtre est celui de la pénitence. Il comporte, par droit divin, la juridiction au for interne. Qui l’a concédée à B. ? Le prédicateur des Évangiles doit être envoyé par l’Église : “et comment prêchera-t-on si on n’est pas envoyé?” (Rom. 10, 15). Qui a “envoyé” B. ? “Celui qui n’entre point par la porte dans le bercail des brebis, mais y monte par ailleurs, est un voleur et un larron” (Jn 10, 1). Le concile de Trente applique cette phrase évangélique non seulement aux Évêques, mais également aux prêtres qui se sont arrogés “par leur propre témérité” ces ministères (sess. XXIII, c. 4). Que répondra B. ? Il est obligé de l’admettre (p. 24), lui aussi “a choisi de devenir prêtre, il n’a pas été choisi. Il a choisi de se rattacher à tel Évêque [Mgr Lefebvre], il ne l’a pas reçu de l’Église” (p. 23). Et même si, par un véritable escamotage, il affirme (p. 24) que Mgr Lefebvre “était un Évêque que l’Église s’était donné à elle-même [et donc indirectement à nous]”, qu’on le veuille ou non, B. n’est pas un prêtre que l’Église s’est donné à elle-même, il n’a pas été envoyé par l’Église. S’il affirme pouvoir exercer son ministère en vertu de son ordination sacerdotale (sans avoir été envoyé canoniquement par l’Église) à cause de la situation actuelle, comment peut-il le reprocher à l’Évêque qui fait comme lui ? L’Église, nous l’avons vu, ne fait pas de distinction essentielle entre les deux cas. Nous ne choisissons donc pas l’anarchie, nous la subissons! De la même façon, l’absence en acte d’un pouvoir de magistère favorise la diffusion d’“étranges doctrines”, non seulement pour justifier les consécrations, mais aussi pour justifier (ou pour nier!) le simple exercice du sacerdoce dans la situation actuelle! De façon similaire, c’est le Pape qui nous dit qui est catholique et qui ne l’est pas. Dans la situation actuelle, par exemple, on ne peut réconcilier “canoniquement” un hérétique ou un schismatique avec l’Église (l’intervention de l’Évêque diocésain est nécessaire) : ceci rend plus difficile l’évaluation de certains cas d’“affinité avec des mouvements douteusement catholiques ou franchement sectaires” (p. 22).
Par contre le “foisonnement des sacres” était lui parfaitement évitable. Comme B., je déplore “l’inflation épiscopale” (mais dans l’administration du sacerdoce il y aurait aussi à dire, sans en exclure la “très sérieuse” Fraternité Saint Pie X). Mais ce n’est pas un argument suffisant pour ne pas recourir, entre tous ces Évêques, à ceux qui peuvent le plus dignement administrer les sacrements de la confirmation et de l’Ordre.
“La perte du souci de l’Église universelle” est un risque général pour tous ceux qui ne s’intéressent qu’à l’administration ou à la réception des sacrements, oubliant qu’ils sont sacramenta fidei, oubliant que la vie sacramentelle ne peut jamais être dissociée de la vie de foi et de l’unité ecclésiastique. Mais qui autorise B. à soutenir que (tous) les partisans de la “voie épiscopale” se désintéressent de l’Église ? C’est aussi injuste que de soutenir que B. ne s’intéresse qu’à son école de Bordeaux. Nous savons très bien que les consécrations épiscopales ne sont pas en mesure d’apporter autre chose qu’un soulagement à la vie spirituelle des fidèles, mais que seule la fin de la crise actuelle de la foi et de l’Autorité pourra résoudre la tragédie que nous vivons. Mais devons-nous, précisément parce que nous vivons une époque d’épreuve, nous priver justement, sans motifs graves, des sacrements qui sont les canaux ordinaires de cette grâce indispensable pour survivre spirituellement ?
XIV. ... et il minimise et occulte les graves motifs qui rendent les consécrations nécessaires.
Face aux dangers indéniables que représentent les consécrations épiscopales (qui sont par ailleurs les mêmes, à un degré plus élevé, que ceux de l’exercice du sacerdoce sans le contrôle de la hiérarchie) il n’est pas correct, si l’on veut procéder à une évaluation sereine de notre devoir, d’occulter ou de minimiser les avantages et, je dirai même, la nécessité des consécrations épiscopales.
A lire B. il semblerait que tous les partisans de la “voie épiscopale” ne cherchent qu’à flatter “l’esprit anarchique et présomptueux que nous portons en nous depuis le péché originel”! La nécessité des sacrements n’est évoquée qu’à la p. 22...
Notre-Seigneur Jésus-Christ a confié à ses apôtres et à leurs successeurs et coopérateurs une mission : “allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé” (Mt. 28, 19). Cette mission, qui doit durer jusqu’à la fin du monde, a le salut des âmes (et donc la gloire de Dieu) comme but, et elle se réalise principalement par l’intermédiaire du sacrement de l’Ordre dont l’Évêque a la plénitude. Le pouvoir de juridiction, le primat de Pierre lui-même, sont ordonnés et finalisés à cette mission. Dans la situation actuelle de privation de l’Autorité, la mission de Jésus-Christ doit-elle cesser ? C’est de toute évidence impossible. Or, pour continuer cette mission, l’évêque est nécessaire.
Sans Évêque, pas de prêtre.
Et surtout le saint Sacrifice de la Messe viendrait à manquer. “L’Oblation pure, accomplie sur la Croix, renouvelée et perpétuée dans la Messe, est en droit l’ultime justification de toute la création ; et, pour le moins en fait, de l’Incarnation et de la Rédemption”. B. sait que quasiment partout le “novus ordo missæ” a rendu les messes célébrées invalides, et que le petit nombre des messes encore célébrées dans le monde sont presque toutes entachées de sacrilège, en tant qu’offertes en communion avec Jean-Paul II. Or, sans l’oblation pure, on ne rend pas à Dieu la gloire qui Lui est due. Sans sacrifice, la religion n’existe même plus (absit). Et sans Évêques non en communion avec Jean-Paul II l’Oblation pure se raréfie et tend à disparaître.
Sans Évêque pas de prêtre, et sans prêtre pas de sacrements, et sans sacrements il est moralement impossible que se conserve la foi. “Si la Foi, requise pour le salut, peut en droit subsister sans autre sacrement que celui du baptême, l’expérience confirme que, sans les autres sacrements et primordialement l’Eucharistie, la Foi s’étiole et disparaît”60. Les prêtres qui administrent les sacrements selon le rite catholique sont peu nombreux et leur nombre va toujours diminuant du fait de leur âge avancé. Ceux qui les administrent non una cum le sont encore moins. La très grande majorité des fidèles est donc privée des sacrements : sans Évêque, tous sont privés de la confirmation, avec si peu de prêtres presque tous sont privés des sacrements de pénitence, d’eucharistie, d’extrême-onction… Combien d’âmes ont dû se présenter devant Dieu sans aucun secours spirituel ? Combien (à Dieu ne plaise) se sont damnées parce qu’elles n’ont pas trouvé en temps voulu un prêtre pour leur prêcher la vérité ou pour pardonner leurs péchés ? N’y a-t-il des âmes qu’à Saint-Maixant ou à Mouans-Sartoux ? Qu’en sera- t-il des autres si l’on croit ce que dit B.?
Et surtout, dans la perspective de B., c’est le sacrement de l’Ordre qui disparaît. Il faudrait supposer que Jésus-Christ n’appelle plus à l’état sacerdotal mais que c’est au contraire le démon qui suggère la pensée de la vocation aux jeunes gens fervents sous la forme de “tentation sous apparence de bien”. La tâche des quelques prêtres qui nous restent serait alors de dissuader les jeunes de se rendre dans un séminaire, les dissuader de désirer se consacrer à Dieu ; quant aux enfants, qu’ils se gardent bien de vouloir devenir “soldats de Jésus-Christ”, juste au moment où ils seraient si nécessaires! B. ne pense-t-il pas que c’est lui qui est victime d’une “tentation sous apparence de bien” ?
Nous l’avons vu, les consécrations épiscopales ne nous donnent pas des membres de l’Église enseignante pouvant restituer en acte le pouvoir de juridiction dans l’Église. Ils sont cependant une condition sine qua non pour cette restauration. Lorsqu’un Évêque materialiter, rétractant ses erreurs, recevra l’Autorité, qui lui conférera la consécration épiscopale nécessaire, si le pouvoir d’ordre a disparu (absit) entre-temps ? “Sans Missio, plus de Sessio, ni de Hiérarchie, ni donc d’Église”60.
Enfin, dans l’exercice quotidien du sacerdoce, sans compter même que les prêtres sont dans l’Église en ordre “les coopérateurs des Évêques” (Pie XII), le prêtre a continuellement besoin de l’Évêque pour la célébration de la Messe et l’administration des sacrements (l’Évêque seul peut consacrer l’autel, bénir les saintes huiles, etc.).
Les consécrations épiscopales sont donc utiles, sinon nécessaires ; il y a des raisons importantes pour les accomplir et les accepter. Il faudrait pour les refuser avoir des motifs doctrinaux décisifs qui n’existent pas, nous l’avons vu.
XV. Cui prodest ?
Je le rappelle, B. se rend compte que la question des consécrations comporte des conséquences qui touchent au salut des âmes (p. 17). Mais les conséquences de son article Les filles de Lot, quelles sont-elles ? Nous avons le droit de nous poser la question. A qui tout cela peut-il bien être utile ?
Pas aux âmes qui seront abandonnées, privées de secours spirituels pour des motifs théologiques inexistants ; mais certainement à l’Ennemi des âmes qui en gagnera un grand nombre si cette position se répand. Pas non plus aux prêtres qui partagent la position théologique de B. (l’abbé Sanborn, l’Institut Mater Boni Consilii) et qui ont ouvert des “séminaires” pour former sérieusement les jeunes vocations. Par contre il rend service, paradoxalement, à la Fraternité Saint Pie X qui continuera à avoir le “monopole des vocations”, étant donné que ses fidèles ne lisent pas B. et que s’ils le lisent, ils ne seront pas beaucoup influencés par les thèses d’un “sédévacantiste”.
Cet article sert, encore plus paradoxalement, les “sédévacantistes” opposés à la thèse de Cassiciacum, qui ont pris deux directions contraires mais également délétères : abandonner totalement la pratique des sacrements ou, à l’opposé, élire un “Pape”.
Qui incite les fidèles à déserter les sacrements des prêtres privés de juridiction (et donc pratiquement à se priver totalement des sacrements) trouvera dans l’article de B. de nombreux arguments intéressants, car, je l’ai démontré, il n’y a pas de distinction essentielle entre les deux cas : du refus des Évêques sans mandat on passe logiquement au refus du sacerdoce “indépendant”.
Qui pense que les Évêques consacrés par Mgr Ngo-Dhin-Thuc ont le pouvoir de juridiction et peuvent par conséquent élire un Pape, sera pleinement d’accord avec la thèse de B. selon laquelle la juridiction épiscopale est conférée avec la consécration.
En somme, la thèse de B., bien involontairement, favorise tout le monde (y compris la secte moderniste qui a pris tant de postes-clés dans l’Église) sauf les tenants de la Thèse de Cassiciacum. C’est là une énième confirmation de ce que disait le Père Guérard des Lauriers en 1984 : “rejeter la Thèse et admettre la Mitre [les consécrations] ce serait évidemment être schismatique. D’autre part, rejeter la Mitre [les consécrations] et admettre (apparemment) la Thèse c’est dégrader celle-ci en une abstraction éidétique (purement logique et coupée de la réalité)...”. Dans cette distorsion de la Thèse, commencée avec la déclaration imprudente et trop précipitée de 1982 (cf. p. 18 et note 3), est contenu un “danger grave (...) et imminent”62 d’abandonner la Thèse et d’accepter Vatican II, danger que les défections successives de 1988 et de 1992 ont malheureusement confirmé.
B. se déclare fier de la stabilité de sa position depuis quinze ans (p. 17). A mon avis, c’est là justement l’erreur de la déclaration de 1982 qu’il faudrait reconsidérer pour la gloire de Dieu, le bien de l’Église et celui des âmes.
Appendice
Quoi de nouveau depuis la publication de ma réponse à l’article Les filles de Lot envoyée à B. lui-même avec une lettre d’accompagnement ? Pour l’instant, rien, si ce n’est une Réponse au sujet de l’attitude pratique à tenir à l’égard des prêtres ordonnés par des évêques sacrés sans mandat apostolique, réponse écrite par B. le 1er mai 1997. Selon B., aux messes célébrées par ces prêtres il faut appliquer les mêmes principes qu’aux messes célébrées una cum Joanne-Paulo. Ce qui signifie pour B., dont la position au regard des messes “una cum” est plus large que la nôtre, que normalement il n’est pas licite d’assister à ces messes ; seule pourrait être licite une assistance pour raison graves (par ex.: “périlleuse privation de sacrements” ou “nécessité de mettre ses enfants dans une école de bonne moralité”), à condition de refuser toujours intérieurement ces consécrations. Pour B., le cas des messes célébrées par ces prêtres est même, d’un certain point de vue, plus grave encore que celui d’une messe célébrée en communion avec Jean-Paul II! (cf. note 3 de B.). “La responsabilité de ceux qui utilisent, encouragent ou cautionnent la ‘voie épiscopale’ me semble très grande”, écrit B.
La thèse de B. a donc d’ores et déjà déterminé des conséquences pratiques extrêmement graves : qui suit sa thèse préférera perdre la messe même un jour de précepte, plutôt que d’assister à la messe d’un prêtre qui a peut-être la même position théologique que B. mais accepte les consécrations épiscopales. Étant donné que la thèse de B. est fausse, comme je l’ai démontré, on voit immédiatement les graves conséquences ainsi que la grande responsabilité (pour utiliser ses propres termes) de B. et de ceux qui soutiennent les mêmes arguments.
Par ailleurs, à la note 53, je louais le bon sens de B. qui ne doutait pas de la validité des consécrations épiscopales ; dans cette Réponse, cette validité, il la met en doute au moins dans certains cas non précisés ; je dois donc retirer mon éloge.
Malgré tout, j’espère encore que B., prêtre plein de grandes qualités, saura réexaminer cette question avec humilité et courage intellectuel. Pour ma part, je suis prêt à corriger toutes les erreurs que j’aurais pu professer involontairement dans mon article : je suis certain que B. est dans les mêmes dispositions en ce qui regarde sa position.