L'Infaillibilité de l'Église dans la Discipline Universelle
Par le Cardinal Louis Billot S.J.
Tractatus De Ecclesia Christi, T. I., Ed. 5a, Thesis XXII, Romae, 1927.
EtudesAntimodernistes.fr, avec ajout de sous-titres, Février 2017.
Thèse XXII
La puissance législative de l'Église a pour objet tant les choses de foi et de mœurs, que les choses de la discipline. Mais dans les choses de foi et de mœurs l'obligation de la loi ecclésiastique s'ajoute à l'obligation de droit divin ; tandis qu'en matière de discipline l'obligation est entièrement de droit ecclésiastique. Cependant, l'infaillibilité est toujours liée à l'exercice de la puissance législative suprême, dans la mesure où, en vertu de l'assistance de Dieu, l'Église ne peut jamais imposer une discipline qui soit opposée aux règles de la foi et de la sainteté évangélique.
§ 1. [La Loi Ecclésiastique ratifie la Loi Divine]
Il a été dit plus haut que sont appelées choses de foi et de mœurs les choses qui, révélées par Dieu avec une intention directe, sont contenues dans le dépôt transmis par les apôtres. On y distingue les choses qui sont prescrites par Dieu comme uniquement à croire, et les choses qui ne sont pas seulement à croire, mais aussi à pratiquer, du fait qu'elles indiquent une règle de mœurs à tenir par la foi et à accomplir par les œuvres. Maintenant donc, on peut démontrer de deux façons que la puissance législative de l'Église s'étend à ces deux objets.
Démontrons cela d'abord à partir de ce qui est déclaré dans la proposition précédente1. En effet, la puissance de lier dans l'Église ne se restreint point aux seules choses qui ne sont pas prescrites par le droit divin, puisque évidemment rien n'empêche un inférieur d'obliger dans son propre domaine les choses déjà prescrites par une loi supérieure. Ainsi tout ce qui est ordonné à la fin du royaume des cieux, est une matière propre dans laquelle la puissance législative conférée par le Christ à Pierre et aux apôtres s'exerce de plein droit, si l'on comprend cela selon les explications données plus haut. Or parmi les chose qui sont ordonnées à la fin du royaume des cieux, celles qui sont dites de foi et de mœurs tiennent assurément le premier lieu. Donc la puissance législative qui est dans l'Église porte sur ces choses, et premièrement sur ces choses. — Cela se vérifie aussi par les faits. Car tout ce qui est commandé ou prohibé au for ecclésiastique sous menace de peine, est également commandé ou prohibé par une loi ecclésiastique. Il est en effet nécessaire qu'une peine corresponde toujours à une loi, et de même que la loi divine est sanctionnée par les peines de la vie future, de même la loi ecclésiastique par les peines ecclésiastiques, la loi civile par les peines civiles, et ainsi de suite. Or, quiconque parcourt le catalogue des censures verra aussitôt que certaines furent décrétées en matière de foi et de mœurs, comme le prouvent les excommunications portées contre les hérétiques, les schismatiques, les duellistes, les simoniaques, ceux qui prennent part à un avortement, etc.
Du reste, il est évident en soi que la loi divine n'est en rien diminuée si elle devient également loi ecclésiastique. Toute obligation de droit divin demeure en effet immobile et intacte, et on y ajoute seulement une obligation de droit ecclésiastique, comme nous l'avons déjà remarqué dans la thèse précédente. Et cela ne doit pas non plus être considéré comme vain et inutile, surtout parce qu'en raison de l'obligation ajoutée l'homme devient sujet à la correction et à la contrainte de l'Église ; laquelle correction, soit en dissuadant de façon préventive, soit en punissant en conséquence, aide beaucoup à procurer le salut et à éviter les peines du siècle futur devant être encourues en raison de la violation de la loi de Dieu. Enfin, on y retrouve la même raison que dans la loi civile, au sujet de laquelle personne ne dit que c'est en vain qu'elle interdit le vol ou l'homicide, puisque ces choses sont déjà interdites par le décalogue.
§2. [Harmonie de la Loi Ecclésiastique et de la Loi Divine.]
Cependant les choses nécessaires à diriger l'action des fidèles ne sont pas toutes contenues dans le dépôt des lois divines. Et de fait, dans les sociétés humaines on distingue habituellement deux genres de choses instituées. Le premier genre comprend toutes les choses immuables et fondamentales. Le second genre s'étend aux déterminations des choses fondamentales, selon la diversité de temps et de lieux, lesquelles déterminations sont nécessaires ou utiles à la société une fois celle-ci constituée et persévérant dans une même forme sociale. Les lois divines, tant celles qui contiennent le droit naturel et le droit connaturel de la grâce, que celles qui établissent l'organisation positive de l'Église ainsi que la substance du culte dans le sacrifice et les sacrements, appartiennent au premier genre. Mais toutes les autres choses, qu'on appelle proprement choses disciplinaires, furent simplement et absolument confiées à la détermination des prélats, de telle sorte qu'elles peuvent non seulement être rappelées par l'ajout d'une sanction de la loi ecclésiastique, mais qu'elles deviennent obligatoires premièrement et en soi par la prescription de cette loi.
Un très large domaine est donc laissé ici à la puissance législative, en matière liturgique, administrative, contentieuse, ascétique, etc., comme le manifestent les décrets disciplinaires des Conciles, les bulles des Pontifes, et le code de droit canonique. Là également resplendit autant que possible la différence entre l'Église et la Synagogue. Car la Synagogue fut instituée pour un temps limité, et pour un seul peuple : pour un temps limité, jusqu'à ce que vienne la foi qui devait être révélée, comme il est dit dans l'épître aux Galates (III ; 23) ; pour un seul peuple, où le lien politique coïncidait également avec le lien religieux. Ainsi il n'y avait pas dans la Synagogue ces éléments très diverses qui demandent une élasticité suprême dans un organisme social, et ne permettent pas quant aux dispositions disciplinaires cette inflexibilité ou immobilité qui est propre aux institutions de droit divin. En outre, la Synagogue était une servante, figurée par Agar, à qui par conséquent toutes choses devaient être prescrites en particulier, jusqu'aux détails cérémoniels du culte. Mais l'Église, qui est maîtresse, et libre, et qui contient en son sein toutes les familles de la terre jusqu'à la fin du monde, est d'une condition bien différente. Et c'est précisément en ceci que l'on cerne la modération admirable de la loi chrétienne, conforme à sa destinée d'embrasser tous les peuples : qu'en dehors des préceptes naturels et connaturels de la grâce, l'Église compte très peu de règles positives instituées par le Christ lui-même, qui doivent être observées par tous, partout et toujours2 ; Celui-ci a laissé à l'autorité ecclésiastique toutes les autres choses nécessaires à l'administration de la communauté, devant être prescrites selon les diverses exigences des temps et circonstances.
Mais puisque dans les choses disciplinaires toute l'obligation est dite être de droit ecclésiastique, il ne s'ensuit absolument pas que cette obligation ne lie pas la conscience. Et la raison en a déjà été indiquée plus haut : la loi divine elle-même ordonne que soient observées les choses prescrites par les pouvoirs légitimes. Puisqu'elle n'ordonne cependant pas immédiatement, mais seulement en tant qu'elle suppose l'existence de la loi humaine, sans laquelle elle n'ordonne plus rien, les deux choses suivantes se concilient ainsi à merveille : que l'obligation engage la conscience, d'une part, et que cependant elle est dit être, et est, de droit humain et ecclésiastique.
§3. [L'Infaillibilité Pratique de la Loi Ecclésiastique.]
Au sujet de l'infaillibilité des choses qui relèvent de la discipline on doit brièvement noter qu'elle consiste entièrement en ce que l'autorité suprême de l'Église, en vertu de l'assistance du Saint Esprit, ne puisse jamais instituer des lois qui soient d'une façon ou d'une autre opposées aux règles révélées de foi et de mœurs. Pie VI exprima ceci en peu de mots dans la Bulle Auctorem fidei, contre la proposition 78 du Synode de Pistoie : « La prescription du Synode concernant l'ordre des matières à traiter dans les conférences : par laquelle il dit d'abord, que dans chaque article, il faut distinguer ce qui se rapporte à la foi et à l'essence de la religion de ce qui est propre à la discipline ; par laquelle il ajoute que, dans cette discipline même, il faut distinguer ce qui est nécessaire ou utile pour retenir les fidèles dans le bon esprit, de ce qui est inutile ou trop pesant pour la liberté des enfants de la nouvelle alliance, et encore plus de ce qui est dangereux et nuisible, comme conduisant à la superstition et au matérialisme : dans la mesure où par la généralité des expressions le synode comprend et soumet à un examen prescrit même la discipline constituée et approuvée par l'Église, comme si l'Église, dirigée par l'Esprit de Dieu, pouvait établir une discipline non seulement inutile et trop onéreuse pour la liberté chrétienne, mais encore dangereuse, nuisible et conduisant à la superstition et au matérialisme : [est condamnée comme] fausse, téméraire, scandaleuse, pernicieuse, injurieuse pour l'Église et pour l'Esprit de Dieu par qui elle est conduite, et au moins erronée. »
On tire d'abord un argument de ce qui a été démontré plus haut concernant la sainteté de l'Église. La sainteté des principes dans l'Église provient en effet d'une cause intègre, et n'est pas une sainteté quelconque, mais la sainteté fondée dans la vraie foi, qui a sa norme et sa règle dans l'évangile du Christ. Or les lois disciplinaires sont des principes sociaux, au moyen desquels l'Église insinue sa sève dans ses membres. S'il est donc nécessaire que l'Église soit sainte par la sainteté des principes, il ne peut jamais arriver que la discipline établie et approuvée par celle-ci soit contraire aux règles de la foi ou à aucune des normes données dans l'évangile. Il s'ensuit manifestement de ceci que l'Église est infaillible dans l'établissement de la discipline, en comprenant l'infaillibilité dans le sens indiqué peu auparavant. — En outre, les paroles du Christ , dans l'évangile selon saint Matthieu (XXVIII-20) présentent l'Église comme non moins infaillible dans l'interprétation concrète et pratique de la révélation, que dans son interprétation dogmatique : leur enseignant, dit-il, à observer tout ce que je vous ai commandé. Et voici que je suis avec vous etc. Ce qui certainement ne serait pas vrai, si les fidèles pouvaient par les lois de l'Église être à l'occasion détournés de la rectitude de la règle évangélique3. — Là aussi nous conduit ce qui est dit en Matth. XVI et XVIII, où il est affirmé absolument que sera lié dans le ciel, tout ce que l'Église aura lié sur la terre. Jamais en effet n'est ratifié dans le ciel ce qui est prescrit sur la terre contre le droit divin, quels qu'en soient la raison et le mode.
Et la même notion de l'infaillibilité est valable quant aux us et coutumes de l'Église universelle. C'est pourquoi saint Augustin a l'habitude de tirer de celles-ci des arguments pour confirmer les dogmes, s'appuyant sur le principe que les règles de la foi ne peuvent jamais être dissonantes. Il confirme ainsi le dogme du péché original par l'usage de baptiser les enfants : « Quoi donc, dit-il dans le Sermon 293, n. 10, un enfant même aurait besoin d'un libérateur ? Sans aucun doute… notre sainte mère l'Église elle-même en est témoin, elle qui reçoit ce petit pour le purifier… Qui oserait élever la voix contre une telle mère ? » Et dans le premier livre contre Crescent, au numéro 38, il confirme la valeur du baptême conféré par un hérétique, par l'habitude très ancienne de l'Église de ne pas rebaptiser ceux qui venaient de l'hérésie à l'Église Catholique : « Ce n'est pas en effet, dit-il, d'une piètre importance que… ce que nous tenons fait plaisir à être observé dans l'Église catholique universelle répandue sur toute la tête ». Et ailleurs, dans l'épître 54, n. 6, il dit que disputer à savoir s'il faut approuver ce que toute l'Église répète et conserve dans le monde entier relève d'une très insolente insanité.
1[Note du traducteur : Voir la Thèse XXII du même traité.]
2« Le peuple de l'ancienne servitude vivant sous la loi de crainte était soumis à une foule de cérémonies mystérieuses : il le fallait, pour faire mieux désirer la grâce de Dieu, dont les prophètes célébraient l'avènement futur. A son apparition, c'est-à-dire lorsque la Sagesse de Dieu se faisant homme, nous appela à la liberté, peu de rites sacrés furent institués, mais tous conservent librement unie à son Dieu la société du peuple chrétien. Quant à ceux qui avaient été imposés au peuple hébreu et qui tenaient cette nation attachée par la crainte au même Dieu, il en est beaucoup d'abrogés pour la pratique ; le souvenir en a été seulement conservé pour expliquer nos croyances. Aujourd'hui donc ils n'enchaînent plus des esclaves ; ils exercent librement l'esprit. » Saint Augustin. De la Vraie Religion. ch. 17.
3Cet argument appliqué proportionnellement à la règle de la perfection évangélique, montre également que l'Église est infaillible dans l'approbation des Ordres religieux, comme l'indique la sentence constante et unanime des Docteurs.